Les pages littéraires de Sylvie Bérard

Science-fiction, littérature, écriture

Catégorie: Souvenir

Six mois plus tard

Ils étaient tous les deux dans l’entrée. Si je me rappelle bien, c’est lui qui est venu vers moi en premier. Ils étaient si semblables! Lui et son frère avaient été abandonnés dans l’immeuble où j’habitais alors, rue Harouys, Nantes. Je l’ai pris dans mes bras et l’autre a suivi dans l’ascenseur, sur ses grandes pattes de chaton de deux mois et demi.

Treize années plus tard, le frère, qui portait bien son nom de Boy, s’est endormi pour toujours un soir de décembre. Six mois plus tard, celui qui répondait à merveille au nom de Tom nous a quittées hier.

Je pourrais vous parler de leur gémellité, de leur harmonie, de leur unisson. Je l’ai fait dans une entrée de mon blogue lorsque Boy est décédé. Mais j’aimerais vous parler de Tom, le beau Tommy, mon Tominet, mon Choupinot, mon garçon, mon bébé.

C’était le chat le plus affectueux du monde. On parle souvent de l’indépendance des chats, de leur réserve, de leur quant-à-soi. Tom n’etait pas de cette trempe. Il aimait les humains, s’y frottait, y grimpait , s’y collait, leur faisait des accolades, leur quémandait… exigeait d’eux des caresses. Je me suis parfois dit que si je flattais Tom sans arrêt le plus longtemps que je le pourrais, il se fatiguerait de se faire caresser. Je me suis toujours lassée ou endormie la première. Quand j’interrompais mon geste, il se frottait contre moi, me mettait une patte dans la figure, me regardait avec ses beaux grands yeux bleus, l’air de dire: «Quoi? C’est déjà fini?»

Tom avait une façon bien à lui d’aborder les humains. En les abordant, justement, comme le pirate un navire. Avec la ferme conviction que le territoire lui appartenait. En fait, je pense qu’il ne savait pas trop où son corps s’arrêtait et où commençait celui des autres. Il était pareil avec son frère, le lavant autant qu’il se lavait, réclamant aussi des coups de langue. Petit, il marchait partout sur moi et s’allongeait dans ma nuque comme un col de fourrure blanche. Devenu trop grand pour que je le laisse faire, il grimpait sur la table où j’étais accoudée ou sur le fauteuil où j’étais assise, escaladait mon torse et partait à la conquête de mon cou pour s’y blottir. Il pressait très fort sa tête contre mes clavicules comme s’il voulait entrer sous ma peau.

Il vous sautait dessus sans crier gare, sous l’impulsion du moment. Vous pouviez être en train de manger, et alors il atterrissait dans le beurre, ou vous étiez penchée en train d’attacher vos chaussures, et alors vous vous retrouviez avec un chat sur votre dos qui refusait de lâcher prise. Une de ses positions préférées d’amour farouche était sur ma poitrine, son corps pressé sur moi, ses deux pattes de devant de chaque côté de mon cou.

Il n’avait aucune retenue, aucune prudence, aucun discernement. Alors que son frère était plus circonspect, Tom, lui, fonçait et s’interrogeait après. Pour cette raison, je le gardais à l’intérieur car je craignais que les limites de ses instincts de survie ne le plongent dans des situations fatales. De fait, par un jour de grand froid où il s’était échappé, j’ai dû aller le récupérer dans la ruelle car il ne savait plus comment franchir la clôture par-dessus laquelle il venait de sauter. Par un lendemain de tempête où le banc de neige s’élevait jusqu’en haut des cinq marches de perron, il m’a filé entre les jambes et son premier réflexe a été de sauter derriere les marches, sous le perron, pour se retrouver enseveli sous la neige. Il a fallu pelleter pour le récupérer. Et je ne compte pas les innombrables fois où il s’est engouffré dans la sécheuse, si possible sur du linge frais lavé.

Il n’était pas soigneux. On voit des chats contourner des objets sur les tables, les tablettes, ou alors les projeter en bas des meubles intentionnellement, systématiquement. Tom ne faisait ni l’un ni l’autre. Il arrivait, simplement, sans se soucier d’un clavier, d’une assiette, d’un article fragile. Ces objets ne semblaient pour lui n’avoir aucune existence, ne lui imposer aucune résistance; seule prévalait son intention du moment – habituellement obtenir votre attention. Il savait vaguement qu’il ne devait pas sauter sur la table, alors il le faisait très vite, avant que nous ayons pu l’arrêter. Une fois, il a essayé de se cacher sous un couteau à beurre pour se faire invisible. Quand nous essayions de le faire redescendre, il s’agrippait. L’asperger d’eau ne servait à rien: il plissait simplement les yeux en attendant que l’ondée passe.

Pour cette raison, lui et son frère étaient tenus à l’écart de notre lit. Pas parce qu’ils n’étaient pas gentils, mais parce que leur patauderie menaçait nos nuits. Sinon, ils nous marchaient dessus ou au-dessus, sur la tête de lit dont ils menaçaient de tomber à tout moment pour venir nous défigurer. Le lit lui-même devenait une zone à conquérir et, à quelques moments stratégiques de la nuit, à se disputer entre frères. Tom n’aimait pas cette limite de huit heures entre lui et nous, et nous communiquait parfois son mécontentement au coin de la porte.

Tout a changé il y a six mois au décès de son frère. Par inadvertance ou par une sorte de réflexe inconscient, nous l’avons laissé passer la première nuit avec nous. Et toutes les nuits après. Le Tom nocturne était transfiguré. N’ayant plus à disputer le territoire de la couette avec son frère, il n’était plus qu’affection. Certes, il avançait sur la couette comme dans les herbes hautes et nous marchait un peu dessus de tout son poids réparti lourdement dans ses quatre pattes, mais c’était pour venir se nicher dans notre cou ou entre nous deux. Il passait la majeure partie de la nuit couché sagement au pied du lit ou, lorsqu’il a été bien certain que dormir avec nous n’était plus une situation exceptionnelle, sur un autre meuble de la chambre, voire dan une autre pièce! Du moins jusqu’à un signal d’éveil de notre part.

Quand la pandémie s’est déclenchée, j’étais avec lui seule chez moi. Pendant trois mois, il a été mon unique compagnon. Je pense que ce furent les trois mois de plus grand bonheur pour lui. Il m’avait à lui tous les jours, à chaque heure du jour. Je le brossais, je le caressais, je lui donnais des gâteries. Parfois, je le chassais de mon clavier, mais il n’a jamais été rancunier. Quand il s’est mis à bouder un peu ses croquettes de confinement, une marque générique, différentes de la nourriture que je lui achète habituellement chez sa vétérinaire, j’ai commandé de la nourriture humide dont il s’est régalé.

Dire qu’il était comme un petit roi chez moi décrirait bien le tableau mais ne résumerait qu’une partie de l’histoire. Car j’étais bien aussi avec mon complice de quarantaine. Le matin, j’accueillais avec reconnaissance les moments où il venait me rejoindre dans le lit et nous y avions de très longues séances de caresses et de ronronnement. J’étais contente qu’il soit couché contre mon bras quand je travaillais à l’ordinateur même si sa tête sur ma main gênait un peu le mouvement de ma souris. La présence de Tom a contribué à mon équilibre durant mon isolement.

Quand j’ai enfin décidé d’aller à Montréal, il y a deux semaines, c’est un Tom étonné de ce changement de registre que j’ai mis dans sa boîte. Je ne me doutais pas que c’était la dernière fois qu’il faisait la route Peterborough-Montréal, lui qui m’avait accompagnée dans tant de déplacements, à commencer par la fois où lui et son frère m’avaient suivie sur mon vol de retour France-Canada.

Durant les premiers jours, nous avons eu avec nous le même Tom joyeux, affectueux, communicatif, gourmand que nous avions toujours connu. Et puis…

Tom est mort hier au terme d’une courte maladie. Nous sommes restées auprès de lui jusqu’à la fin. Il était affaibli, mais je pense qu’il s’est senti aimé, entouré, important jusqu’au bout. Il aurait eu 14 ans en août. Je me réjouis qu’il n’ait pas été malade longtemps, mais j’aurais aimé qu’il reste encore plusieurs années dans ma vie. J’ai beaucoup pleuré ces derniers jours, en le sachant malade, j’ai pleuré hier quand il est décédé, je pleure encore en ce moment en pensant à lui.

Cependant, je suis très reconnaissante d’avoir connu ce petit être franc, loyal, confiant, entier. Ce petit chat qui a bouclé la boucle en entrant dans ma vie à un moment où j’étais à l’étranger, loin des personnes que j’aimais, en restant pour me consoler de la mort de son frère autant que je le consolais, moi, et en me disant au revoir après avoir été une présence indéfectible à mes côtés durant tout mon confinement solitaire.

Je t’aime beaucoup, Tom, le beau Tommy, mon Tominet, mon Choupinot, mon garçon, mon bébé.

À croire que j’aime les failles (extrait vidéo)

Une vidéo réalisée à partir de la première partie de
À croire que j’aime les failles («Tirs d’ailes»)

Ceci n’est pas un conte de Noël

Chat mis en abyme.

J’ai souvent relaté cette histoire. Si vous la connaissez déjà, vous pouvez lire le texte qui suit en diagonale. Tom et Boy sont des petits chats trouvés. Laissez-moi vous (re-) raconter. C’était par une journée de novembre nantais. J’y vivais pour une année en tant que directrice en résidence (ce poste a été aboli depuis) de notre programme d’année d’études à l’étranger. J’y accompagnais un groupe de jeunes Ontarien.ne.s, alors j’habitais un appartement de fonction, rue Harouys, Nantes. Un soir, de retour de la fac, en ouvrant la porte du hall d’entrée, j’ai aperçu deux chatons de deux ou trois mois (à l’âge où leur queue perd sa forme de virgule et commence à s’allonger). Un voisin qui sortait promener son bichon m’a dit qu’ils étaient là depuis l’après-midi. Il y avait effectivement eu un déménagement dans l’immeuble ce matin-là et tout donnait à penser qu’on les avait abandonnés. J’en ai pris un dans mes bras ; l’autre m’a suivie dans l’ascenseur et je suis montée à l’appartement du 7e. Il était trop tard pour aller m’équiper pour les recevoir, alors je leur ai versé le contenu d’une boîte de thon dans une soucoupe et leur ai improvisé une litière avec du papier journal. Au cours de la soirée, tandis que je racontais ma découverte sur Skype à Suzanne, ma conjointe, j’ai entendu miauler et gratter à ma porte. C’était leur petit frère qui, je ne sais comment, les avait repérés. Je l’ai, lui aussi, invité à entrer.

Par la suite, les affiches que j’ai imprimées et placardées dans le quartier sont restées lettre morte. Ils avaient bien été laissés derrière volontairement. Mais je n’étais pas en position d’adopter des chats ! J’étais en France pour le début d’un séjour qui se terminerait neuf mois plus tard. J’avais laissé au Canada Bali, ma petit chatte vieillissante, à qui on avait récemment diagnostiqué un diabète. Je voyageais beaucoup à cause de ma situation géographique et ma profession. Ce n’était pas raisonnable. Mais je me souciais du sort de ces chatons et je voulais leur donner une bonne maison. Cependant, on était en France, et avant de pouvoir proposer des chats en adoption, il fallait payer pour les enregistrer. (C’était sans doute pourquoi on les avait abandonnés.)

Alors me voilà, par un beau matin pluvieux, tirant derrière moi une valise pleine de chats et me dirigeant vers un cabinet vétérinaire de la rue de Gigant recommandé par Mme Château (maintenant décédée et à cette époque présidente de l’association France-Canada), une des rares personnes que je connaisse à ce moment-là en dehors de la fac de lettres. Dans son cabinet, le vétérinaire me demande d’emblée leurs noms. On est en France en 2006, et c’est l’année des B. Ce ne sont pas des chats de race, mais je suis bonne joueuse, alors, hop, je leur improvise trois noms, Babouche, Bidule et Babiole, qui me semblent convenir à leur bouille. Inutile de dire qu’ils ne seront plus jamais appelés ainsi de leur vie. Le vétérinaire est touché par leur histoire et me propose d’afficher une petite annonce sur le babillard de sa clinique. Je rédige aussi des annonces sur Kijiji et autres sites d’adoption de chats.

Et là commence la valse des demandes ridicules. Tel jeune garçon souhaite offrir un chat en cadeau à son beau-père. Telle femme me demande si je peux les garder jusqu’à Noël. Tel acheteur potentiel n’accepte que des chatons de moins de deux mois. Personne ne veut adopter deux chats à la fois, et c’est cependant ce que je cherche pour deux d’entre eux parce qu’ils sont toujours collés l’un contre l’autre. Le troisième, très affectueux avec les humains, est plus détaché de ses frères. C’est aussi le moins « jumeau » : il a les jeux bruns et ressemble à un Garfield svelte alors que ses frères ont les yeux bleus et évoquent plutôt des siamois. La seule demande sérieuse émane d’une cliente du vétérinaire. Elle est à la recherche d’une chatte pour remplacer sa vieille compagne de dix-huit ans qui vient de mourir, mais elle est prête à adopter un mâle parce qu’elle est attendrie par l’histoire de mes chatons. Son fils et elle me rendent visite. Comme ils n’en veulent qu’un, je leur recommande le petit frère orange. Ils repartent avec. Lors d’une visite ultérieure chez le vétérinaire, j’apprendrai que Caramel (le nouveau nom de Babiole), coule des jours heureux dans un foyer aimant.

Restent les deux autres. Cela commence à faire longtemps. Personne ne veut adopter deux chats à la fois, et moi je suis en train de m’attacher. À chaque séance sur Skype avec Suzanne je verse quelques larmes à l’idée de les voir partir. Je suis quand même en déni : « Ce n’est pas raisonnable », que je ne cesse de répéter en fredonnant « Trois p’tits chats » en boucle. Un soir, Suzanne me demande : « Tu aimerais les garder, hein ? » « Oui ! » que je m’exclame en éclatant en sanglots. Nous nous mettons d’accord et j’entreprends de me renseigner, pour découvrir qu’il est relativement facile d’« importer » des animaux de compagnie de la France au Canada. Il leur faut simplement un carnet de santé en règle et une preuve de vaccination antirabique. Les frais d’entrée au pays, à l’époque, étaient de 30 $ pour le premier chat et de 5 $ pour le suivant. À cela, il fallait toutefois ajouter le transport de 75 € par petit compagnon. Heureusement, j’avais un billet ouvert sur Air France et ce transporteur avait une meilleure réputation dans les voyages avec animaux que d’autres compagnies aériennes.

C’est ainsi que j’ai décidé d’adopter mes deux chats. Leurs noms ont été trouvés par Suzanne : Tom, le dominant maladroit en manque constant d’affection ; Boy, le plus timide au regard de poète et le vrai cerveau du duo ; Tom et Boy comme une blague queer.

Je passe très vite sur toutes les années de bonheur avec eux, mais ce furent des années de logistique également. Tom et Boy ont toujours été des chats turbulents (parfois, je les appelais mes tannantais), mais aussi les créatures les plus douces du monde, les plus aimantes et les plus amoureuses des êtres humains, ce qui fait qu’ils ont toujours demandé beaucoup d’attention. Oubliez les images de chats indépendants pensez plutôt à un gros matou couché sur mon poignet pendant que j’écris et à un autre qui tente d’entrer sous mon chandail pour être plus près de moi, ou alors à deux chats qui luttent à qui rentrerait le plus loin ses poils dans les pores de la peau de votre cuisse. Au passage, vous pouvez aussi vous représenter deux furies qui se chamaillent dans un envol de touffes de poil pour ensuite se retrouver sur la même chaise dans la position du yin et du yang. Vous pouvez aussi imaginer un chat qui fait pipi au coin d’une porte lorsqu’il me croit derrière. Ce sont des petits chats qui n’ont jamais eu de doute quant à la bonté des humains. Peut-être parce qu’ils ont été trouvés aussitôt perdus, ils ont toujours eu confiance en moi et en ceux à qui je les ai confiés durant mes absences. Ils ont conquis beaucoup de cœurs, à commencer par ceux de mes étudiant.e.s canadien.ne.s à Nantes qui sont venu.e.s les garder quelques fois, et de la famille de la Félinière de Saint-Sébastien-sur-Loire qui en a pris bien soin lors de mes déplacements, et par la suite les autres cœurs québécois et canadiens.

En août 2019, mes deux « bébés » ont eu 13 ans, mais ils n’ont jamais cessé de se voir comme des chatons. Il y a deux semaines encore, j’avais une poignée de deux gros chats dans mes bras.

Et puis, j’ai remarqué que Boy avait maigri. J’ai aussi commencé à faire le lien avec les troubles digestifs que je croyais être deux de Tom parce qu’il venait de terminer une prescription d’antibiotiques. Je l’ai conduit à l’hôpital pour animaux et j’ai consenti à lui faire passer des tests, puis d’autres. Difficile de savoir où arrêter dans le cas d’un animal que l’on aime. Mon souci était de lui offrir le meilleur diagnostic possible et, le cas échéant, de bons soins, mais sans m’acharner de manière égoïste. Au téléphone, la vétérinaire n’était pas optimiste. Vendredi dernier, je suis passée le voir à l’hôpital. Il était amaigri, déshydraté, et refusait de boire et de manger. Il avait un bon moral et avait l’air curieux. Cependant, après quelques minutes d’activité, il s’est couché en rond près de Suzanne et moi, fatigué. Je l’ai longuement caressé, je lui ai parlé tout doucement. Et puis, le moment est venu. Je lui ai dit adieu, en me disant que je regretterais de ne pas l’avoir fait et que je regretterais de l’avoir fait. En sortant de l’hôpital, cependant, après avoir pleuré toutes les larmes de mon corps (en fait, j’ai su par après qu’il en restait encore beaucoup), je me suis sentie en paix. J’ai l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait faire au moment où il fallait le faire. Il a toujours eu en moi une confiance indéfectible et j’espère avoir été à la hauteur de l’idée qu’il avait l’air de se faire des êtres humains.

À la maison, il y avait, il y a son frère Tom. Ils ont toujours eu chacun leur personnalité, mais, en même temps, je n’ai jamais pu m’empêcher de penser à eux comme à un tandem : Toméboy, les bébés, les garçons. J’ai toujours été fascinée par leur gémellité, par leur faculté de venir m’accueillir à la porte côte à côte, comme les petits chevaux félins du même attelage. Les gens qui les connaissaient savaient les distinguer, mais les personnes étrangères les confondaient constamment. Ça fait un effet bizarre d’avoir maintenant un demi-couple de jumeaux. J’essaie de ne pas faire de projection et de ne pas anthropomorphiser Tom, mais je pense qu’il cherche sa deuxième moitié qui a fait tant de chemin avec lui. Il s’ennuie sans doute de l’attaquer, de se coucher contre lui, de le mordiller, de le laver, d’oublier où son corps commence et où celui de l’autre finit. Moi, je vais m’ennuyer des beaux grands yeux bleus de Boy, de son petit poil duveteux, de ses petits mordillements amoureux, de ses miaulements et de son vocabulaire caractéristiques et de tous ces petits je-ne-sais-quoi qui font qu’un chat ne ressemble jamais tout à fait à un autre.

« Page décentrée »: Commise, voyageuse et toujours vivante

Sillage des lumières d'automobile sur une route la nuité

« Adopt a Highway » peut-on lire en bordure de certains tronçons de l’autoroute 401 qui traverse l’Ontario d’est en ouest. Au moins ce n’est pas en français mal traduit, comme certains autres panneaux provinciaux… Eh bien, je l’ai fait. Les papiers n’ont jamais été officiellement signés, mais je peux dire que j’ai fait cette autoroute mienne. Bon gré, mal gré. Je la connais par cœur. Je la déteste par les jours de mauvais temps, je l’accepte comme un mal nécessaire la plupart du temps. J’y ai passé des nuits entières à attendre que la neige cesse, j’y ai roulé plus vite que nécessaire (ne le dites pas à l’OPP), j’en ai visité tous les Tim Horton’s, j’en ai boycotté tous les MacDonald’s, je connais toutes les sorties qui débouchent sur un latte potable, j’ai comparé le prix de l’essence de toutes ses stations-service. Ma voiture en sait tous les méandres. Je suis professeure d’université et je mène la vie d’une commis-voyageuse.

AVERTISSEMENT : Pour la livraison du 15 octobre de ma «Page décentrée», je puise de manière éhontée dans mes fonds de tiroir et vous propose une version remaniée d’un article paru dans L’autre forum. Le journal des professeurs et professeures de l’Université de Montréal, vol. 9, numéro 2 (février 2005), p. 6. Et je persiste et signe!

Le document original se trouve sur le site de l’association Pédagogie et pratiques canadiennes en création littéraire (PPCCL).

Ma mère et les Autres

«On était limité dans notre imagination.» Tu l’es encore, Richard. Tu es non seulement limité dans ton imagination, mais tu l’es dans ton empathie, ta compassion, tout ton esprit. Tu es même limité dans ton amour, je pense, parce que tu te sers de la Fête des Mères pour distiller ta malveillance. Car ton besoin d’attaquer tout ce qui n’est pas toi, tout ce que tu ne comprends pas, lui, semble sans limite. Ou alors, tu fais semblant pour qu’on continue de te payer pour le faire, c’est du pareil au même…

Ma mère et moi à Toronto en 1997.

Moi, ma mère est née en 1930, sans doute de la même génération que la tienne puisque nous sommes à peu près du même âge, toi et moi. De par ses origines, de par sa culture catholique canadienne française, de par son éducation, elle avait ses propres défis – nous avons tou·te·s les nôtres. Je ne sais pas ce qu’elle aurait pensé du débat actuel sur la laïcité, elle est décédée il y a quelques années et elle était déjà trop malade lorsque la discussion s’est amorcée*. Je ne sais pas non plus comment elle percevrait toute la révolution actuelle au sujet du genre et de l’inclusion. Je ne sais pas non plus si elle mégenrerait ou non mes ami·e·s trans J***, M***, A*** et les autres…

Ce que je sais, c’est qu’elle m’a élevée dans l’ouverture à l’autre qui est la moitié du temps moi-même, et qui n’est en fait autre que tant que je le garde à distance. La chanson «L’étranger» de Pauline Julien, ça te dit quelque chose? Sauf que ma mère ouvrait aussi son cœur. J’ai grandi dans un quartier où se côtoyaient plusieurs communautés culturelles. Quand j’étais petite (c’était au tournant des années soixante-dix), quand elle rentrait de son travail sur la rue Chabanel, elle nous relatait ses plus récentes conversations avec ses collègues de travail. Elle vivait le multiculturalisme au quotidien avant même que le mot ne soit appliqué par nos gouvernements.

Il y avait son ami Chiraz ou Shiraz qui venait d’un pays musulman d’Afrique. Sa petite sœur était venue le rejoindre; elle voulait porter ses vêtements traditionnels, mais il l’encourageait à s’habiller à l’occidentale parce que c’était maintenant ici qu’elle habitait. Sa petite sœur était d’un autre avis. Ma mère l’écoutait et discutait du pour et du contre avec lui.

Il y avait Susan, la jeune fille juive orthodoxe qui intriguait bien ma mère: elle ne comprenait pas que, pour des raisons culturelles, elle doive cesser de travailler après son mariage qui approchait. Elle ne comprenait pas non plus la nécessité de couvrir ses beaux cheveux. Elles en parlaient ensemble.

Il y avait aussi Mireille, commis de bureau le jour, danseuse nue le vendredi soir. Cela rendait ma mère perplexe, car elle se demandait comment on pouvait avoir l’audace de se déshabiller ainsi en public. Je l’aimais sans la connaître, Mireille, parce que c’est par son truchement que j’avais hérité d’une minijupe en suède. Tout de même, le soir de la Tempête du siècle, c’est en portant les bottes à talons hauts de Mireille, qui lui montaient jusqu’en haut des cuisses parce que ma mère n’avait pas de longues jambes de danseuse à gogo, qu’elle est rentrée à pied dans la neige.

Il y avait mes ami·e·s également, avec qui ma mère se montrait toujours ouverte d’esprit et encline à la conversation. Chaque fois qu’il est question de ma mère, B***, une de mes meilleures amies de l’école secondaire, revient toujours sur le fait que celle-ci, plutôt que de la juger comme le faisaient les autres parents, plutôt que de me dire «je ne veux pas que tu te tiennes avec elle», s’assoyait avec elle et jasait. Même quand j’étais occupée à autre chose, elles bavardaient ensemble. Ma mère faisait cela avec tout le monde: parler pour les connaître, pour ne pas se laisser limiter dans son imagination.

Quand j’ai appris à ma mère que j’étais lesbienne (on ne disait pas queer ni lgbtq2s), j’avoue qu’elle ne l’a pas tout de suite bien pris. Il lui a fallu quelques jours. Elle semblait se soucier surtout des gens autour: «Que va dire ta tante?» Mais elle m’a écoutée, et elle a toujours bien accueilli mes ami·e·s gai·e·s (on ne disait pas queer ni lgbtq2s). Elle a a ouvert grand son cœur à ma blonde avant même que tout le reste de la famille soit au courant.

J’aimerais avoir eu l’occasion de présenter à ma mère tou·te·s mes magnifiques ami·e·s dans leur belle diversité. Elle aurait été curieuse, je pense, n’aurait pas caché son étonnement, le cas échéant. Elle serait vite allée à leur rencontre. Je suis sûre qu’elle aurait eu beaucoup de questions à poser (désolée, J***, mais tu ne t’en serais pas sauvé!) à mon bon ami trans que son fils appelle maman; elle aurait voulu comprendre. Je lui aurais aussi parlé de cet autre couple de ma connaissance, elles sont lesbiennes et l’une d’elles est trans, mais elle ont eu la chance de procréer ensemble (A***, my mom also spoke English, so you would get your share of questions!).

Alors, Richard, je ne sais pas pour ta mère, mais je sais que la mienne m’a transmis cet esprit d’ouverture. Parfois moi-même, à cause de ce que je suis peut-être, ou des personnes que je côtoie, j’ai sans doute repoussé ses limites, mais jamais elle ne m’a repoussée, elle. Je n’ai toujours senti que de l’amour et de l’intérêt pour ce que j’étais, pour ce que le monde était. Et c’est cet héritage que je porte en moi.

Il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour repousser ses limites, Richard.

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* Ma mère est décédée des suites de la maladie d’Alzheimer en 2015. Je l’évoque dans mon recueil Oubliez.

***

En attendant, en cette belle journée de la Fête des Mères, j’ai une pensée très tendre pour Fleurette, la mienne, qui a contribué à faire de moi ce que je suis. Tu me manques tous les jours, maman, et en même temps tu restes là, tout près.

Moi, avec ma mère, autour de 2010.