Les pages littéraires de Sylvie Bérard

Science-fiction, littérature, écriture

Catégorie: Non-fiction

Permissions, interdictions, injonctions

Photo modifiée d’une femme portant un masque jetable

Permettez-moi de prendre un grand détour.

Quand j’habitais à Kingston, à la fin des années quatre-vingt-dix, je louais, au cœur de celle-ci, un appartement dans l’une des plus anciennes tour d’habitation de la ville. J’habitais au quatrième étage et, en face de chez moi, il y avait un bar au-dessus d’une chaîne de restauration rapide (certaines personnes qui connaissent Kingston reconnaîtront l’endroit), de sorte que j’avais une bonne vue sur ce qui s’y passait. Tous les vendredis et samedis soir, je voyais y défiler une clientèle très jeune, à peine en âge de le fréquenter. Toutes les fins de semaine, en ressortaient des jeunes qui avaient bu jusqu’à s’en faire vomir, à s’effondrer dans la ruelle, ou à se battre en pleine rue. Toutes les fins de semaine, la police devait venir contrôler les sorties du bar pour empêcher que la situation dégénère.

J’avais l’impression alors de voir les effets d’une politique restrictive, qui avait serré très fort la valve jusqu’au moment de l’ouvrir à fond; une politique qui démonisait une pratique pour tout à coup l’autoriser. Je peux me tromper, mais il me semble que je voyais ados qui n’avaient pas compris ou à qui on n’avait pas expliqué que ce n’est pas parce que la loi nous dit qu’on peut le faire qu’on doit absolument le faire, ni qu’on est obligé·e de le faire jusqu’à s’en rendre malade. En tout cas, je voyais ce qui se passe quand, du jour au lendemain, un interdit ne l’est soudain plus et invite à tous les excès.

Nos sociétés prohibent généralement les actes criminels ou jugés dangereux pour soi et autrui, mais permettent un certain nombre de choses qu’elles ne nous enjoignent pas nécessairement de perpétrer. On nous autorise à boire à un certain âge, mais on ne nous flanque pas un entonnoir dans la gorge. On nous permet de conduire à un certain moment, mais on ne nous attache pas derrière un volant en nous ordonnant de rouler jusqu’à la ville voisine. La loi dit qu’on peut filer à 100 km/h sur l’autoroute, ce qui ne nous y oblige pas, et surtout pas en plein blizzard. Pour continuer avec la métaphore automobile, j’ajouterais que, quand on le feu passe au vert, ça ne nuit pas de toujours brièvement vérifier s’il n’arrive pas dans l’autre direction un véhicule au volant duquel la personne aurait été un peu distraite et n’aurait pas vu le feu rouge. Bien sûr, on est dans notre bon droit; bien sûr, on ne sera pas tenu responsable si l’autre voiture nous fonce dedans, mais cela nous fera une belle jambe si on se ramasse à l’hôpital, drapé·e de notre bon droit. On pourrait aussi penser aux lois entourant l’usage de la cigarette ou du cannabis. Il y peut y avoir une certaine pression des pairs à certains moment de notre vie pour se livrer à certaines activités, mais y céder ou non relève d’une décision personnelle.

Tout cela pour parler de la pandémie actuelle.

Nous sortons à peine d’un confinement relativement strict. Je dis «relativement» parce que, en réalité, on ne peut pas affirmer que les règles aient toujours été coulées dans le béton au plus fort de l’isolement, ni qu’elles aient été appliquées avec un gant de fer. Certaines personnes ont pourtant vu le confinement comme une atteinte à leur libre droit de circuler. Même si nous n’avons pas trop vu au Canada les excès ridicules des protestations pour le droit à contaminer et à être contaminé·e·s, il reste que les mesures de distanciation ont pu être perçues comme quelque chose qui nous était imposé de l’extérieur. Tout le monde ne les a pas respectées de la même manière, d’ailleurs. Certaines personnes ont choisi de voir le confinement comme une discipline volontaire, comme une responsabilité personnelle et sociale. Elles se lavaient les mains bien avant que les supermarchés ne mettent du Purell près de l’entrée, portaient et portent des masques même si nos gouvernements ne les ont jamais rendus obligatoires, limitaient et continuent de limiter leurs déplacements, etc. Il y en a qui continuent de le faire par nécessité personnelle, parce qu’elles ou leurs proches font partie des groupes à risque; d’autres le font simplement par respect pour le reste de la population.

Après trois mois plus stricts, nous vivons depuis quelques semaines une période de déconfinement relatif. Vous lisez les journaux comme je le fais, vous avez vu à quels genres d’excès le déconfinement frénétique a pu mener dans les parcs, les écoles, les plages, les lieux publics de tous types. Ou chez votre deuxième voisin. Pendant ce temps, moi, je suis demeurée claquemurée dans ma maison durant trois mois loin de tous mes proches, je lave mes sacs de riz au savon à vaisselle, je reçois mes ami·e·s dans le jardin et leur demande d’apporter leur propre repas et quand il pleut j’annule les dîners prévus, je porte mon masque dans les épiceries et j’ai passé un bon moment à expliquer à mon vieux père pourquoi il ne pouvait pas me faire l’accolade quand je l’ai enfin revu après le confinement. Depuis la semaine dernière, je pourrais, théoriquement, lui rendre visite à lui et à sa compagne dans leur appartement, mais je ne l’ai pas fait et ne le ferai pas tout de suite parce que je ne crois pas aux possibilités de distanciation dans un trois-pièces climatisé réunissant des gens, moi y compris, qui appliquent en toute bonne foi mais imparfaitement des règles d’hygiène approximatives et variables d’un jour à l’autre et d’une source à l’autre. Pas tant parce que je ne veux pas, moi, me mettre en danger (quoique je vous avouerai que cela joue), mais parce que je ne veux pas mettre en danger mon entourage et son entourage.

J’aimerais que les gens pratiquent moins la pensée magique et plus la pensée scientifique. J’aimerais qu’on aborde la pandémie avec plus de maturité et non en tapant du pied. Entre les excès des groupes extrémistes qui rejettent en bloc les données médicales et les consignes sociales pour aller se frotter les uns aux autres et partager leur haleine, et ce qu’on pourrait voir comme de l’hypercorrection pandémique (tout en gardant à l’esprit que même les hypochondriaques souffrent parfois de véritables maladies), il y a un groupe, tout au centre. Celui-ci a à peu près suivi à la lettre les consignes de confinement, mais obéit présentement au processus de déconfinement un peu trop comme à une consigne aussi, en ne le percevant pas assez comme une simple permission et un peu trop une injonction. « On peut se fréquenter, alors fréquentons-nous le plus souvent possible, le plus près possible, le plus longtemps possible, le plus à l’intérieur des maisons possible. » Non!

La mère de ma compagne est décédée, non de la covid19, mais au tout début du confinement. Nous demeurons persuadé·e·s qu’elle est décédée faute d’assistance médicale adéquate parce que tous les regards étaient tournés vers la covid19, ses enfants et ses petit-enfants n’ont pas pu aller la visiter à l’hôpital, seul un de ses petits-fils a été autorisé à la voir une fois qu’elle a été décédée, il n’y a pas eu encore de célébration en sa mémoire, son urne attend quelque part que cette crise soit terminée et qu’on puisse enfin lui rendre un dernier hommage. À l’inverse, un de mes oncles est décédé la semaine dernière, après la période de confinement strict, et j’ai appris que la famille recevrait les condoléances en personne à un salon funéraire. Les directives actuelles seront appliquées : les personnes présentes devront respecter les deux mètres de distanciation sociale en tout temps; jamais plus de 50 personnes ne seront admises au même moment; le port du masque sera obligatoire; les consignes d’hygiène (lavage des mains) devront être respectées; aucune personne ayant voyagé dans les dernières semaines ou présentant un symptôme de la covid19 ne devra être présente. Est-ce que j’ai besoin de vous expliquer les difficultés que je vois dans l’application de chacune de ces règles? Comment l’idée de réunir 50 personnes, en majorité âgées (mon oncle avait 79 ans) à la fois dans un espace clos ne me rassure pas du tout? Et pourquoi la perspective d’y conduire mon père de 89 ans m’apparaît comme la plus mauvaise idée du monde? Je comprends le besoin des gens de se recueillir, et je me fais moi-même un devoir de participer aux derniers hommages rendus à mes proches et à leurs être chers chaque fois que je le peux. Je comprends mon père de vouloir participer à cette cérémonie en l’honneur de son frère. En temps normal, je n’aurais pas hésité une seule seconde! Toutefois, en ce moment, je suis déchirée. Je sens une pression de céder au déconfinement et je n’aime pas ça. Certes, je ne veux pas courir de risques pour moi-même, mais je ne veux pas non plus mettre mon père âgé en danger. Et encore, s’il s’agissait juste de mon père, je serais prête à respecter son libre-arbitre – en autant que celui-ci s’exerce de façon éclairée. Mais là, il y a tout notre entourage qui pourrait écoper : ma conjointe, sa compagne, et toute leur communauté de la résidence.

J’aimerais que les gouvernements aident mieux leurs populations, leur expliquent mieux, les aident à mieux appliquer les règles qui empêchent la propagation du virus. Je sais que c’est paradoxal, mais j’aimerais qu’on aide les gens à mieux gérer leur propre responsabilité. Et, en attendant, qu’on n’encourage pas les gens à participer à des activités qui non seulement les mettent en danger eux, mais qui risquent de contaminer leurs proches qui respectent à la lettre les consignes de distanciation. J’aimerais disposer de meilleurs outils pour expliquer à mon père que, non, ce n’est peut-être pas une bonne idée de se retrouver dans un espace clos entouré de 49 autres personnes âgées masquées.

Une fois atteint l’âge de la maturité, il est certes permis de boire, mais ce n’est pas une raison pour boire au-delà de son point de saturation. Nous vivons une période de déconfinement graduel, mais relâcher la pression ne devrait pas équivaloir à céder à la pression de voir le plus de monde possible dans la plus grande promiscuité possible. Jusqu’à s’en rendre malade.

Six mois plus tard

Ils étaient tous les deux dans l’entrée. Si je me rappelle bien, c’est lui qui est venu vers moi en premier. Ils étaient si semblables! Lui et son frère avaient été abandonnés dans l’immeuble où j’habitais alors, rue Harouys, Nantes. Je l’ai pris dans mes bras et l’autre a suivi dans l’ascenseur, sur ses grandes pattes de chaton de deux mois et demi.

Treize années plus tard, le frère, qui portait bien son nom de Boy, s’est endormi pour toujours un soir de décembre. Six mois plus tard, celui qui répondait à merveille au nom de Tom nous a quittées hier.

Je pourrais vous parler de leur gémellité, de leur harmonie, de leur unisson. Je l’ai fait dans une entrée de mon blogue lorsque Boy est décédé. Mais j’aimerais vous parler de Tom, le beau Tommy, mon Tominet, mon Choupinot, mon garçon, mon bébé.

C’était le chat le plus affectueux du monde. On parle souvent de l’indépendance des chats, de leur réserve, de leur quant-à-soi. Tom n’etait pas de cette trempe. Il aimait les humains, s’y frottait, y grimpait , s’y collait, leur faisait des accolades, leur quémandait… exigeait d’eux des caresses. Je me suis parfois dit que si je flattais Tom sans arrêt le plus longtemps que je le pourrais, il se fatiguerait de se faire caresser. Je me suis toujours lassée ou endormie la première. Quand j’interrompais mon geste, il se frottait contre moi, me mettait une patte dans la figure, me regardait avec ses beaux grands yeux bleus, l’air de dire: «Quoi? C’est déjà fini?»

Tom avait une façon bien à lui d’aborder les humains. En les abordant, justement, comme le pirate un navire. Avec la ferme conviction que le territoire lui appartenait. En fait, je pense qu’il ne savait pas trop où son corps s’arrêtait et où commençait celui des autres. Il était pareil avec son frère, le lavant autant qu’il se lavait, réclamant aussi des coups de langue. Petit, il marchait partout sur moi et s’allongeait dans ma nuque comme un col de fourrure blanche. Devenu trop grand pour que je le laisse faire, il grimpait sur la table où j’étais accoudée ou sur le fauteuil où j’étais assise, escaladait mon torse et partait à la conquête de mon cou pour s’y blottir. Il pressait très fort sa tête contre mes clavicules comme s’il voulait entrer sous ma peau.

Il vous sautait dessus sans crier gare, sous l’impulsion du moment. Vous pouviez être en train de manger, et alors il atterrissait dans le beurre, ou vous étiez penchée en train d’attacher vos chaussures, et alors vous vous retrouviez avec un chat sur votre dos qui refusait de lâcher prise. Une de ses positions préférées d’amour farouche était sur ma poitrine, son corps pressé sur moi, ses deux pattes de devant de chaque côté de mon cou.

Il n’avait aucune retenue, aucune prudence, aucun discernement. Alors que son frère était plus circonspect, Tom, lui, fonçait et s’interrogeait après. Pour cette raison, je le gardais à l’intérieur car je craignais que les limites de ses instincts de survie ne le plongent dans des situations fatales. De fait, par un jour de grand froid où il s’était échappé, j’ai dû aller le récupérer dans la ruelle car il ne savait plus comment franchir la clôture par-dessus laquelle il venait de sauter. Par un lendemain de tempête où le banc de neige s’élevait jusqu’en haut des cinq marches de perron, il m’a filé entre les jambes et son premier réflexe a été de sauter derriere les marches, sous le perron, pour se retrouver enseveli sous la neige. Il a fallu pelleter pour le récupérer. Et je ne compte pas les innombrables fois où il s’est engouffré dans la sécheuse, si possible sur du linge frais lavé.

Il n’était pas soigneux. On voit des chats contourner des objets sur les tables, les tablettes, ou alors les projeter en bas des meubles intentionnellement, systématiquement. Tom ne faisait ni l’un ni l’autre. Il arrivait, simplement, sans se soucier d’un clavier, d’une assiette, d’un article fragile. Ces objets ne semblaient pour lui n’avoir aucune existence, ne lui imposer aucune résistance; seule prévalait son intention du moment – habituellement obtenir votre attention. Il savait vaguement qu’il ne devait pas sauter sur la table, alors il le faisait très vite, avant que nous ayons pu l’arrêter. Une fois, il a essayé de se cacher sous un couteau à beurre pour se faire invisible. Quand nous essayions de le faire redescendre, il s’agrippait. L’asperger d’eau ne servait à rien: il plissait simplement les yeux en attendant que l’ondée passe.

Pour cette raison, lui et son frère étaient tenus à l’écart de notre lit. Pas parce qu’ils n’étaient pas gentils, mais parce que leur patauderie menaçait nos nuits. Sinon, ils nous marchaient dessus ou au-dessus, sur la tête de lit dont ils menaçaient de tomber à tout moment pour venir nous défigurer. Le lit lui-même devenait une zone à conquérir et, à quelques moments stratégiques de la nuit, à se disputer entre frères. Tom n’aimait pas cette limite de huit heures entre lui et nous, et nous communiquait parfois son mécontentement au coin de la porte.

Tout a changé il y a six mois au décès de son frère. Par inadvertance ou par une sorte de réflexe inconscient, nous l’avons laissé passer la première nuit avec nous. Et toutes les nuits après. Le Tom nocturne était transfiguré. N’ayant plus à disputer le territoire de la couette avec son frère, il n’était plus qu’affection. Certes, il avançait sur la couette comme dans les herbes hautes et nous marchait un peu dessus de tout son poids réparti lourdement dans ses quatre pattes, mais c’était pour venir se nicher dans notre cou ou entre nous deux. Il passait la majeure partie de la nuit couché sagement au pied du lit ou, lorsqu’il a été bien certain que dormir avec nous n’était plus une situation exceptionnelle, sur un autre meuble de la chambre, voire dan une autre pièce! Du moins jusqu’à un signal d’éveil de notre part.

Quand la pandémie s’est déclenchée, j’étais avec lui seule chez moi. Pendant trois mois, il a été mon unique compagnon. Je pense que ce furent les trois mois de plus grand bonheur pour lui. Il m’avait à lui tous les jours, à chaque heure du jour. Je le brossais, je le caressais, je lui donnais des gâteries. Parfois, je le chassais de mon clavier, mais il n’a jamais été rancunier. Quand il s’est mis à bouder un peu ses croquettes de confinement, une marque générique, différentes de la nourriture que je lui achète habituellement chez sa vétérinaire, j’ai commandé de la nourriture humide dont il s’est régalé.

Dire qu’il était comme un petit roi chez moi décrirait bien le tableau mais ne résumerait qu’une partie de l’histoire. Car j’étais bien aussi avec mon complice de quarantaine. Le matin, j’accueillais avec reconnaissance les moments où il venait me rejoindre dans le lit et nous y avions de très longues séances de caresses et de ronronnement. J’étais contente qu’il soit couché contre mon bras quand je travaillais à l’ordinateur même si sa tête sur ma main gênait un peu le mouvement de ma souris. La présence de Tom a contribué à mon équilibre durant mon isolement.

Quand j’ai enfin décidé d’aller à Montréal, il y a deux semaines, c’est un Tom étonné de ce changement de registre que j’ai mis dans sa boîte. Je ne me doutais pas que c’était la dernière fois qu’il faisait la route Peterborough-Montréal, lui qui m’avait accompagnée dans tant de déplacements, à commencer par la fois où lui et son frère m’avaient suivie sur mon vol de retour France-Canada.

Durant les premiers jours, nous avons eu avec nous le même Tom joyeux, affectueux, communicatif, gourmand que nous avions toujours connu. Et puis…

Tom est mort hier au terme d’une courte maladie. Nous sommes restées auprès de lui jusqu’à la fin. Il était affaibli, mais je pense qu’il s’est senti aimé, entouré, important jusqu’au bout. Il aurait eu 14 ans en août. Je me réjouis qu’il n’ait pas été malade longtemps, mais j’aurais aimé qu’il reste encore plusieurs années dans ma vie. J’ai beaucoup pleuré ces derniers jours, en le sachant malade, j’ai pleuré hier quand il est décédé, je pleure encore en ce moment en pensant à lui.

Cependant, je suis très reconnaissante d’avoir connu ce petit être franc, loyal, confiant, entier. Ce petit chat qui a bouclé la boucle en entrant dans ma vie à un moment où j’étais à l’étranger, loin des personnes que j’aimais, en restant pour me consoler de la mort de son frère autant que je le consolais, moi, et en me disant au revoir après avoir été une présence indéfectible à mes côtés durant tout mon confinement solitaire.

Je t’aime beaucoup, Tom, le beau Tommy, mon Tominet, mon Choupinot, mon garçon, mon bébé.

Auteure, autrice et écrivaine

Un ami m’a demandé aujourd’hui: «Auteure, écrivaine ou autrice? En général? Et pour toi?»

J’ai pensé partager ici ce que je lui ai répondu:

Déjà, auteure ou autrice et écrivaine, ce sont deux choses différentes. Être écrivaine c’est écrire, et être auteure ou autrice c’est avoir la propriété de ce que je crée, pas juste par écrit. Je suis les deux. Pour ce qui est de la différence entre auteure et autrice, elle est complexe pour moi. Je me disais auteure et luttais pour nommer les autres auteures bien avant que le mot se répande dans les nouvelles grammaires. Et maintenant que la forme féminisée de l’activité est en train de passer dans l’usage, on utilise de plus en plus «autrice». Je ne suis pas contre et je suis même pour, et je l’emploie aussi, mais les vieilles habitudes ont la vie dure.

Une page radiophonique de mon journal

Voici le segment de dimanche dernier (pré-enregistré, il datait déjà d’une semaine) du Pot Pourri Show, où je témoigne modestement de ma situation puis fais trois suggestions de lecture de circonstance. Vous trouverez l’émission complète ici. Bonne écoute!

Ceci n’est pas un conte de Noël

Chat mis en abyme.

J’ai souvent relaté cette histoire. Si vous la connaissez déjà, vous pouvez lire le texte qui suit en diagonale. Tom et Boy sont des petits chats trouvés. Laissez-moi vous (re-) raconter. C’était par une journée de novembre nantais. J’y vivais pour une année en tant que directrice en résidence (ce poste a été aboli depuis) de notre programme d’année d’études à l’étranger. J’y accompagnais un groupe de jeunes Ontarien.ne.s, alors j’habitais un appartement de fonction, rue Harouys, Nantes. Un soir, de retour de la fac, en ouvrant la porte du hall d’entrée, j’ai aperçu deux chatons de deux ou trois mois (à l’âge où leur queue perd sa forme de virgule et commence à s’allonger). Un voisin qui sortait promener son bichon m’a dit qu’ils étaient là depuis l’après-midi. Il y avait effectivement eu un déménagement dans l’immeuble ce matin-là et tout donnait à penser qu’on les avait abandonnés. J’en ai pris un dans mes bras ; l’autre m’a suivie dans l’ascenseur et je suis montée à l’appartement du 7e. Il était trop tard pour aller m’équiper pour les recevoir, alors je leur ai versé le contenu d’une boîte de thon dans une soucoupe et leur ai improvisé une litière avec du papier journal. Au cours de la soirée, tandis que je racontais ma découverte sur Skype à Suzanne, ma conjointe, j’ai entendu miauler et gratter à ma porte. C’était leur petit frère qui, je ne sais comment, les avait repérés. Je l’ai, lui aussi, invité à entrer.

Par la suite, les affiches que j’ai imprimées et placardées dans le quartier sont restées lettre morte. Ils avaient bien été laissés derrière volontairement. Mais je n’étais pas en position d’adopter des chats ! J’étais en France pour le début d’un séjour qui se terminerait neuf mois plus tard. J’avais laissé au Canada Bali, ma petit chatte vieillissante, à qui on avait récemment diagnostiqué un diabète. Je voyageais beaucoup à cause de ma situation géographique et ma profession. Ce n’était pas raisonnable. Mais je me souciais du sort de ces chatons et je voulais leur donner une bonne maison. Cependant, on était en France, et avant de pouvoir proposer des chats en adoption, il fallait payer pour les enregistrer. (C’était sans doute pourquoi on les avait abandonnés.)

Alors me voilà, par un beau matin pluvieux, tirant derrière moi une valise pleine de chats et me dirigeant vers un cabinet vétérinaire de la rue de Gigant recommandé par Mme Château (maintenant décédée et à cette époque présidente de l’association France-Canada), une des rares personnes que je connaisse à ce moment-là en dehors de la fac de lettres. Dans son cabinet, le vétérinaire me demande d’emblée leurs noms. On est en France en 2006, et c’est l’année des B. Ce ne sont pas des chats de race, mais je suis bonne joueuse, alors, hop, je leur improvise trois noms, Babouche, Bidule et Babiole, qui me semblent convenir à leur bouille. Inutile de dire qu’ils ne seront plus jamais appelés ainsi de leur vie. Le vétérinaire est touché par leur histoire et me propose d’afficher une petite annonce sur le babillard de sa clinique. Je rédige aussi des annonces sur Kijiji et autres sites d’adoption de chats.

Et là commence la valse des demandes ridicules. Tel jeune garçon souhaite offrir un chat en cadeau à son beau-père. Telle femme me demande si je peux les garder jusqu’à Noël. Tel acheteur potentiel n’accepte que des chatons de moins de deux mois. Personne ne veut adopter deux chats à la fois, et c’est cependant ce que je cherche pour deux d’entre eux parce qu’ils sont toujours collés l’un contre l’autre. Le troisième, très affectueux avec les humains, est plus détaché de ses frères. C’est aussi le moins « jumeau » : il a les jeux bruns et ressemble à un Garfield svelte alors que ses frères ont les yeux bleus et évoquent plutôt des siamois. La seule demande sérieuse émane d’une cliente du vétérinaire. Elle est à la recherche d’une chatte pour remplacer sa vieille compagne de dix-huit ans qui vient de mourir, mais elle est prête à adopter un mâle parce qu’elle est attendrie par l’histoire de mes chatons. Son fils et elle me rendent visite. Comme ils n’en veulent qu’un, je leur recommande le petit frère orange. Ils repartent avec. Lors d’une visite ultérieure chez le vétérinaire, j’apprendrai que Caramel (le nouveau nom de Babiole), coule des jours heureux dans un foyer aimant.

Restent les deux autres. Cela commence à faire longtemps. Personne ne veut adopter deux chats à la fois, et moi je suis en train de m’attacher. À chaque séance sur Skype avec Suzanne je verse quelques larmes à l’idée de les voir partir. Je suis quand même en déni : « Ce n’est pas raisonnable », que je ne cesse de répéter en fredonnant « Trois p’tits chats » en boucle. Un soir, Suzanne me demande : « Tu aimerais les garder, hein ? » « Oui ! » que je m’exclame en éclatant en sanglots. Nous nous mettons d’accord et j’entreprends de me renseigner, pour découvrir qu’il est relativement facile d’« importer » des animaux de compagnie de la France au Canada. Il leur faut simplement un carnet de santé en règle et une preuve de vaccination antirabique. Les frais d’entrée au pays, à l’époque, étaient de 30 $ pour le premier chat et de 5 $ pour le suivant. À cela, il fallait toutefois ajouter le transport de 75 € par petit compagnon. Heureusement, j’avais un billet ouvert sur Air France et ce transporteur avait une meilleure réputation dans les voyages avec animaux que d’autres compagnies aériennes.

C’est ainsi que j’ai décidé d’adopter mes deux chats. Leurs noms ont été trouvés par Suzanne : Tom, le dominant maladroit en manque constant d’affection ; Boy, le plus timide au regard de poète et le vrai cerveau du duo ; Tom et Boy comme une blague queer.

Je passe très vite sur toutes les années de bonheur avec eux, mais ce furent des années de logistique également. Tom et Boy ont toujours été des chats turbulents (parfois, je les appelais mes tannantais), mais aussi les créatures les plus douces du monde, les plus aimantes et les plus amoureuses des êtres humains, ce qui fait qu’ils ont toujours demandé beaucoup d’attention. Oubliez les images de chats indépendants pensez plutôt à un gros matou couché sur mon poignet pendant que j’écris et à un autre qui tente d’entrer sous mon chandail pour être plus près de moi, ou alors à deux chats qui luttent à qui rentrerait le plus loin ses poils dans les pores de la peau de votre cuisse. Au passage, vous pouvez aussi vous représenter deux furies qui se chamaillent dans un envol de touffes de poil pour ensuite se retrouver sur la même chaise dans la position du yin et du yang. Vous pouvez aussi imaginer un chat qui fait pipi au coin d’une porte lorsqu’il me croit derrière. Ce sont des petits chats qui n’ont jamais eu de doute quant à la bonté des humains. Peut-être parce qu’ils ont été trouvés aussitôt perdus, ils ont toujours eu confiance en moi et en ceux à qui je les ai confiés durant mes absences. Ils ont conquis beaucoup de cœurs, à commencer par ceux de mes étudiant.e.s canadien.ne.s à Nantes qui sont venu.e.s les garder quelques fois, et de la famille de la Félinière de Saint-Sébastien-sur-Loire qui en a pris bien soin lors de mes déplacements, et par la suite les autres cœurs québécois et canadiens.

En août 2019, mes deux « bébés » ont eu 13 ans, mais ils n’ont jamais cessé de se voir comme des chatons. Il y a deux semaines encore, j’avais une poignée de deux gros chats dans mes bras.

Et puis, j’ai remarqué que Boy avait maigri. J’ai aussi commencé à faire le lien avec les troubles digestifs que je croyais être deux de Tom parce qu’il venait de terminer une prescription d’antibiotiques. Je l’ai conduit à l’hôpital pour animaux et j’ai consenti à lui faire passer des tests, puis d’autres. Difficile de savoir où arrêter dans le cas d’un animal que l’on aime. Mon souci était de lui offrir le meilleur diagnostic possible et, le cas échéant, de bons soins, mais sans m’acharner de manière égoïste. Au téléphone, la vétérinaire n’était pas optimiste. Vendredi dernier, je suis passée le voir à l’hôpital. Il était amaigri, déshydraté, et refusait de boire et de manger. Il avait un bon moral et avait l’air curieux. Cependant, après quelques minutes d’activité, il s’est couché en rond près de Suzanne et moi, fatigué. Je l’ai longuement caressé, je lui ai parlé tout doucement. Et puis, le moment est venu. Je lui ai dit adieu, en me disant que je regretterais de ne pas l’avoir fait et que je regretterais de l’avoir fait. En sortant de l’hôpital, cependant, après avoir pleuré toutes les larmes de mon corps (en fait, j’ai su par après qu’il en restait encore beaucoup), je me suis sentie en paix. J’ai l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait faire au moment où il fallait le faire. Il a toujours eu en moi une confiance indéfectible et j’espère avoir été à la hauteur de l’idée qu’il avait l’air de se faire des êtres humains.

À la maison, il y avait, il y a son frère Tom. Ils ont toujours eu chacun leur personnalité, mais, en même temps, je n’ai jamais pu m’empêcher de penser à eux comme à un tandem : Toméboy, les bébés, les garçons. J’ai toujours été fascinée par leur gémellité, par leur faculté de venir m’accueillir à la porte côte à côte, comme les petits chevaux félins du même attelage. Les gens qui les connaissaient savaient les distinguer, mais les personnes étrangères les confondaient constamment. Ça fait un effet bizarre d’avoir maintenant un demi-couple de jumeaux. J’essaie de ne pas faire de projection et de ne pas anthropomorphiser Tom, mais je pense qu’il cherche sa deuxième moitié qui a fait tant de chemin avec lui. Il s’ennuie sans doute de l’attaquer, de se coucher contre lui, de le mordiller, de le laver, d’oublier où son corps commence et où celui de l’autre finit. Moi, je vais m’ennuyer des beaux grands yeux bleus de Boy, de son petit poil duveteux, de ses petits mordillements amoureux, de ses miaulements et de son vocabulaire caractéristiques et de tous ces petits je-ne-sais-quoi qui font qu’un chat ne ressemble jamais tout à fait à un autre.