Recadrages (un récit de Suzanne Grenier)

par Sylvie Bérard

Je vous propose aujourd’hui un récit d’une autrice invitée: Suzanne Grenier. Il s’accompagne du préambule suivant:

L’annonce du décès du chanteur et militant Harry Belafonte, à l’âge de 96 ans, a suscité une vague d’hommages très mérités. J’ajoute mon grain de sel dans cet océan, en ramenant à la surface un récit aux multiples ramifications que j’ai écrit il y a quelques années et dans lequel mes souvenirs d’enfance s’imprègnent du climat social des années ’60 aux États-Unis. Je pense aux mouvements antiracistes d’aujourd’hui et à ceux qui étaient en effervescence à cette époque, il y a plus de cinquante ans. Quel chemin avons-nous parcouru depuis?

Suzanne Grenier

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Recadrages

Depuis plus de 20 ans, je navigue entre le Québec et l’Ontario, et je revis, périodiquement, de petits exils. Je ne suis pas ce qu’on appelle une grande voyageuse. Sans doute ai-je en moi, tapie dans un recoin de ma psychologie, cette tendance à l’ennui anxieux qui bourgeonnait dans la petite maison de bardeau marron donnant sur un champ en friche et des trottoirs en bois, au cœur du chef-lieu de province où ma mère a grandi, sur fond d’opéra, de folie et de maladie, jusqu’au départ précoce de ses parents. Restez, ne m’abandonnez pas! J’ai aussi dans la projection de mon regard sur la vie qui défile, c’est certain, l’horizon lointain de la mer nourricière, dangereuse et infinie, jour après jour présente mais très modifiable, offerte aux humains à quelques grandes enjambées de cette autre maison de bardeau – bleue, celle-là – devant laquelle mon père, enfant de pêcheur, a vécu les premières grandes hantises qui le feraient se tourner durablement vers le ciel et les sciences. Et si la barge se faisait avaler par l’onde immense qui surgit là-bas près des nuages? Et si, un jour, après la nuit, la clarté ne revenait pas? Dans les années 1930, à ces endroits distants l’un de l’autre, ne passaient, venant d’ailleurs mais jamais de très loin, que de rares vendeurs itinérants.

Fin janvier, c’est en train de devenir un rituel annuel, la 401 me voit faire l’aller-retour entre Montréal et Peterborough, où se trouve ma deuxième maison sentimentale, pour assister au festival local du film documentaire. En 2021, la diffusion se faisait en ligne, mais à cause du géoblocage, je me suis tout de même déplacée. Moins flamboyante que celle du printanier Hot Docs de Toronto, la programmation de ReFrame offre malgré ses atours modestes plusieurs perles rares. Cette année, j’ai d’abord été attirée par Cottagers and Indians, un film de Drew Hayden Taylor, un dramaturge et auteur ojibwé d’origine mixte qui a grandi sur la Réserve indienne Curve Lake First Nation, pas très loin. Cette adaptation de sa pièce du même nom expose, tout en tentant de le dénouer, un conflit entre les riverains anglo-saxons qui ont bâti des chalets autour de Pigeon Lake, dans la région des Kawarthas, et James Whetung, un Autochtone qui a entrepris d’y réintroduire le manoomin, le riz sauvage. L’objet du litige, ce sont les longues herbes que ce dernier sème à la grandeur du lac, à des fins, dit-il, de santé alimentaire et de survivance culturelle, à rebours donc des sévices infligés à sa communauté par l’industrialisation et les aqueducs. Délinquant ou sauveteur, le semeur de manoomin qui se déplace comme un pirate solitaire sur son aéroglisseur et envoie un doigt d’honneur en direction des quais? Privilège extorqué aux Premières Nations que ce désir des grands-parents de léguer à leurs enfants et petits-enfants, au terme du labeur de toute une vie, l’accès à la baignade et aux bateaux à moteur dont ils ont, il y a longtemps, connu les joies? « Donnez-leur un canot! », crierait Céline Dion. Le tournage du documentaire semble d’abord avoir conduit à des pourparlers, à un compromis, mais une décision gouvernementale est venue changer la donne, et le réalisateur nous laisse finalement devant une situation qui s’est peut-être même détériorée, selon l’angle sous lequel on l’envisage. Mais qu’est-ce qu’un point de vue? Est-ce une opinion, un espace de clarté? Une fenêtre s’ouvrant sur ailleurs? Des sillons incrustés dans une mémoire liquide, un peu vaseuse, et qui forment des entrelacs jusqu’à un fond de paysage jamais totalement embrassé?

J’étais absorbée par ces questions quand un autre film a capté mon attention : The Sit-In: Harry Belafonte Hosts the Tonight Show. Cette heure et dix-sept minutes mêlant archives et entrevues me ramenaient à un souvenir bien particulier, que je voudrais placer au centre de mon récit. 1968. Février. C’était bien la même année. À cette époque, mon père, devenu chimiste, travaillait pour la Celanese. Il continuait de s’intéresser aux étoiles et aux trous noirs, mais menait pour gagner sa vie et la nôtre des recherches sur le polypropylène. (Fait rigolo, que je place entre parenthèses, la fibre qui donne aujourd’hui leur confort techno aux vêtements des randonneurs a d’abord été soumise à des essais de durabilité sous la forme d’un tapis – dont la matière s’est révélée inusable, mais très apte à fondre au contact d’une allumette ou de la cendre d’une cigarette – dans notre salon familial.) Or, le fabricant britannique de filaments synthétiques souhaitait arrimer les activités de recherche de son usine de Drummondville et celles de ses laboratoires de Summit, au New Jersey. Mon père allait être chargé de cette mission, et nous, la famille, le suivrions. Par un matin de juillet, comme des escargots traînant avec eux tout ce qu’ils possèdent (ce n’était qu’une impression, car un camion livrerait la semaine suivante quelques biens essentiels, dont les draps et couvertures que nous allions devoir remplacer par des serviettes de plage les premières nuits avant son arrivée), nous avons roulé devant l’Expo 67, inaugurée quelques mois plus tôt, en direction des États-Unis. Morristown serait notre point de chute. Dès le départ, ma mère porta le deuil (ma jeune sœur aurait quant à elle les globules blancs en bataille durant plusieurs mois). Les yeux mouillés, donc, elle fit un grand au revoir déjà nostalgique à la biosphère. Un voile enserrerait ses entrailles toute cette année-là. Je n’irais pas à l’école. Elle me garderait toute la journée avec elle, devant la télévision.

Nous ne regardions pas le Tonight Show, cela dit. Sur Lindsley Drive, ressemblant à un point perdu au fond de l’un des U d’une enfilade d’immeubles d’appartements, notre vie se déroulait surtout l’après-midi, pour atteindre son apogée au moment où mon père, dont nous guettions l’arrivée, rentrait du travail. Assises ou étendues parmi les longs poils mauves d’une moquette qu’une succession de locataires avaient fait grisonner, ma mère et moi, tout en gardant un œil sur ma petite sœur, mangions du chocolat à la menthe ou au beurre d’arachide, jouions à la Mitaine et assistions avec une attention disproportionnée à toutes les parties du culte des jours de semaine : Let’s Make a Deal, The Dating Game, The Newlywed Game, The Little Rascals (malgré leur âge et leurs espiègleries, les bambins et leur chien à l’œil encerclé faisaient entrer dans le jour déclinant d’angoissantes tonalités surannées qui dégageaient, je le réalise maintenant, des relents de l’esclavage) et The Munsters (mon père était là parfois pour rire avec nous des maladresses d’Herman, l’innocent géant). Mes yeux d’aujourd’hui retracent une signification un peu cruelle dans cet enchaînement télévisuel.

Tandis que nous voguions de 1967 à 1968 dans notre petit salon, tant d’événements se sont déroulés pas très loin de nous, mais à notre insu! Le dimanche, après la messe, ou parfois le samedi, après les emplettes, il nous arrivait de faire une balade en auto dans les environs. Jamais jusqu’à New York, pourtant à moins d’une heure de route! Nous n’y avons pas mis les pieds de toute l’année, non plus qu’aux plages adjacentes. Je me rappelle toutefois avoir longé Newark, et East Orange. De loin, j’avais vu des chaînes de logis entassés. Je ne saurais dire si elle venait de mes parents mieux informés que moi ou si elle émanait directement des détails des lieux que mes sens d’enfant enregistraient, mais j’avais perçu lors de ces incursions à distance une atmosphère chargée, une tension que je n’aurais pu préciser toutefois. Cette aura transportait-elle la poussière résiduelle des émeutes raciales qui venaient d’y exploser, là et dans plusieurs autres villes des États-Unis, durant le long et chaud été 1967, le Long, hot Summer of 1967, tandis que dans un monde quasi parallèle, la gorge nouée au point de développer des tics nerveux, je me trempais les orteils dans la piscine accessible à tous les habitants, comme nous immigrants ou de passage, de Lindsley Drive?

Harry Belafonte était internationalement connu pour son charme et sa bonne humeur, et pour ses mélodies enracinées dans le folklore antillais. Day-O, Day-O, Daylight come and me wan’go home. Un chant de travail que le jeune Justin Trudeau tenterait d’incarner en 2001, avec un blackface et une perruque afro, avant d’en exprimer de profonds regrets, deux décennies plus tard. Quelle est la matière des aspirations et des violences qui se faufilent et se figent à travers l’histoire? Qu’est-ce qui meurt de l’élan vital, sous les pulsations coagulantes, dans le cœur opaque des oppressions qui perdurent?

Le documentaire The Sit-In montre à quel point, au milieu des années 1960, alors qu’un mouvement social grondait, la présence d’un animateur né à Harlem au premier plan d’un talk-show de fin de soirée était une initiative éminemment révolutionnaire. Les invités qu’Harry Belafonte avait convaincus de participer étaient pourtant déjà célèbres, séparément, parmi le mainstream. Les grandes voix du soul, Lena Horne, Dionne Warwick, Aretha Franklin, ont été entendues cette semaine-là. Le chanteur Leon Bibb, qui s’installerait au Canada et contribuerait à la vie théâtrale de Vancouver, y a interprété Suzanne, de Leonard Cohen. Buffy Sainte-Marie aussi y était. Et Petula Clark. Un soir on y a vu Paul Newman, rieur, seuls yeux bleus sur le plateau et discutant avec un Martin Luther King assez détendu, mais préoccupé – comment créer un ralliement élargi contre la pauvreté sans invalider la finalité des actions, plus ciblées, que propulsait le Black Power? Et puis Robert Kennedy. Mais le pasteur et le candidat démocrate potentiel à la présidence des États-Unis allaient être assassinés peu après. Avril 68. Juin 68.

Dans un moment charnière de l’histoire des États-Unis, un militant du mouvement des droits civiques avait été « aux commandes » d’une émission de grande écoute, et lui avait fait traverser avec entrain le cloisonnement racial, et aussi celui qui sépare la politique et le divertissement. Il y avait quelque chose de percutant et de subtil dans la vision d’Harry Belafonte, qui a conclu cette semaine-là en disant : I am fully aware of how many of you have been offended by the politics aired on this show this week. None of it was meant to offend. But all of this was consciously arranged by me to give you all a taste of what’s being said in rooms that many of you may not know or enter. Thank you for listening.

Johny Carson aura été un précurseur des takeovers, ces prises de contrôle consenties avec amour, dans un esprit de solidarité, qui se répandront sur Instagram un demi-siècle plus tard, y compris au Québec. Les rubans originaux de cette semaine phénoménale ont presque tous été effacés pour permettre d’autres enregistrements. De justesse, la documentariste a pu la reconstituer grâce à des témoignages vivants. De jeunes leaders d’aujourd’hui y retrouvent une inspiration, dont Rashad Robinson : Actually make Black Lives Matter. Change Hollywood. Actually push for structural change. There is a gap between perceptions and reality that is driven so much by what we see on television.

Parlant d’écart, de fosse, de crevasse, durant mon année d’enfer à Morristown, j’ai trouvé une échappatoire inattendue, ni au petit écran ni en regardant l’horizon, mais en ouvrant une porte voisine de la nôtre, qui menait, allais-je le découvrir, à une succession de pièces souterraines interconnectées où les nomades de Lindsley Drive entreposaient leurs trésors sans utilité immédiate. Tant à explorer, de mon propre chef. Cette caverne d’Ali Baba ouvrirait mon esprit, aiguiserait mes envies d’aventure et me permettrait de respirer. Elle me mènerait à une autre sortie, à un espace dont j’ignorais jusque-là l’existence, derrière la caravane d’habitations. J’y enfouirais un trésor, quelques objets que ma mémoire ne parvient plus à récupérer, logés dans une petite boîte en cèdre, en haut d’une butte de sable, parmi les herbes rares de ce simili désert.

***

J’écris, je regarde par la fenêtre les feuilles sèches du chêne-peuplier qui frémissent dans la lumière d’hiver et je pense à conclure ce récit au « je », ce moi tissé de racines hors-champ, marionnettiste flou des fils qui me relient aux autres et à l’espace-temps.

Suzanne Grenier

Janvier 2021 – avril 2023