24 octobre 1972

(Photo trouvée en ligne.)

Si vous me connaissez assez bien, vous savez peut-être que je suis enfant unique. Mais saviez vous que je ne l’ai pas toujours été ou que, du moins pour une période très brève et très étrange de ma vie, j’ai eu un frère ?

Retour accéléré vers 1972. On est à l’automne, je viens d’entrer en deuxième année. C’est la fin de semaine de l’Action de grâce et mes parents sont en train de fermer le chalet ou en tout cas de faire le ménage et de couper l’eau pour l’hiver. Ma mère ne se sent pas bien. Elle a des saignements, mais personne ne sait que c’est parce qu’elle est enceinte de vingt-et-une semaines. Ma mère, elle, doit bien s’en douter depuis quelques semaines mais elle n’en a parlé à personne parce qu’elle sait d’expérience que sa grossesse peut très bien ne pas se rendre à terme : je suis le seul bébé qu’elle a réussi à porter jusqu’à plus de sept mois et toutes ses autres tentatives de tomber enceinte se sont soldées par une fausse couche. Elle m’a toujours dit qu’elle n’était pas certaine du nombre exact.

Cette fois-ci n’est pas le résultat d’une tentative mais d’un accident. Ma mère prend la pilule et mes parents n’avaient pas l’intention d’avoir un autre enfant.

Moi, on ne m’a rien dit bien sûr. Tout ce que je sais, c’est qu’il règne une atmosphère d’urgence et d’inquiétude tandis que nous rentrons du chalet. Le lendemain, ma mère entre à l’hôpital.

On est en 1972, je vous l’ai dit. L’avortement dit thérapeutique est en place, mais seulement en milieu hospitalier, et il est lourdement encadré et difficile à obtenir. L’hôpital Notre-Dame est un hôpital laïc, ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas teinté d’un certain conservatisme catholique. En tout cas, ce que je sais, c’est qu’une série de médecins défilent dans la chambre de ma mère afin de déterminer le bien-fondé de provoquer l’accouchement – l’avortement. Pendant ce temps, ma mère se vide de son sang et mon père implore les médecins de faire quelque chose. Lui-même orphelin de mère, celle-ci étant morte dix jours après sa naissance, il ne veut pas risquer de se retrouver sans épouse, avec ou sans nourrisson orphelin, et avec une fillette de sept ans. Les médecins, eux, insistent que la grossesse peut être prolongée. Ajoutons à cela que l’hôpital Notre-Dame est déjà à l’époque un hôpital universitaire et de recherche et, même si la néonatalogie n’existe pas encore, que les médecins doivent jubiler à l’idée de peut-être entrer dans les annales de la médecine en rescapant le bébé le plus prématuré au monde. En tout cas, ils parlent beaucoup du seuil des vingt-cinq semaines.

Et moi, qu’est-ce que je fais dans tout cela ? Eh bien, je n’existe pas. Octobre et novembre 1972 sont les deux mois de ma vie où j’aurai le moins existé. Les grossesses sont des problèmes de grandes personnes et à l’époque les enfants ne sont pas admis à l’hôpital pour des visites. Tout ce que je sais de la situation, je l’apprends en catimini, en faisant ce que je sais faire le mieux : ne pas poser de questions, juste prêter l’oreille. Je sens confusément que je n’ai pas trop le droit d’avoir des états d’âme tant la situation est sérieuse, alors je me laisse oublier. Je garderai très peu de souvenirs de mes émotions de l’époque, juste celui de longs jours graves.

Pendant ce temps, les médecins ont beau essayer de stabiliser l’état de ma mère, elle continue de perdre du sang. Soudain, le 24 octobre, soit deux semaines après son entrée à l’hôpital, le travail commence. Tout se précipite. Le petit bébé prématuré sort sans peine de l’utérus où il ne se développe que depuis vingt-trois semaines. Mon père me dira qu’il aurait pu tenir dans sa main ; d’autres sources m’apprendront qu’un bébé si prématuré est de la taille et de la forme d’une mince poupée d’allure réaliste qui aurait été taillée dans une aubergine de moins de cinq cents grammes; une petite créature vivante fragile et encore mal équipée pour survivre dans le monde.

Ma mère a tout juste le temps d’entendre une infirmière dire que son minuscule garçon est beau et qu’il vient juste de lui faire pipi dans les mains. Puis, elle perd conscience. Ce qui est en train d’arriver, c’est que l’hémorragie ne s’est pas arrêtée avec la naissance du bébé et que ma mère se vide de son sang. En catastrophe, on lui fait une hystérectomie dans l’espoir d’endiguer cette hémorragie.

Ma mère me racontera plus tard qu’elle s’est sentie partir. Pas comme lors des anesthésies générales qu’elle a subies par le passé. Elle ne se sent pas descendre dans le sommeil, elle se sent monter et traverser des nuages, cramoisis d’abord, puis de plus en plus pâles. Elle passe tout près de mourir.

Elle ne se réveille pas tout de suite. Et quand elle se réveille, elle n’a pas immédiatement le goût de vivre. Cela mettra du temps à lui revenir. Un jour, je vous raconterai cette partie de l’histoire.

Je ne sais pas exactement à quel moment on m’informe que j’ai un petit frère, né le 24 octobre 1972. Je sais en tout cas que j’ai à peine eu le temps de m’habituer à l’idée lorsqu’il s’éteint le 10 novembre, ce petit bébé de la taille d’une main, âgé de seulement dix-sept jours. Dans les registres, il n’a même pas de prénom.

J’y pense ces jours-ci parce que s’il avait survécu (ce qui était improbable, vu l’époque et son état de grand prématuré), il aurait aujourd’hui cinquante ans.